26 octobre 2016 | Par Louise Fessard
À l’issue d’une rencontre de François Hollande avec les syndicats policiers, le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve a annoncé mercredi soir un plan à 250 millions d’euros ouvrant la voie à une nouvelle réforme de la légitime défense, l’une des principales revendications d’un mouvement de colère qui dure depuis dix jours. Quelles sont les revendications policières ? Et sont-elles fondées ?
À l'issue d'une rencontre de François Hollande avec les syndicats policiers, le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve a rendu public mercredi 26 octobre 2016 à 20 heures un plan budgété à 250 millions destiné à éteindre le mouvement de colère des policiers.
Le ministre a ouvert la voie à une nouvelle réforme de la légitime défense pour les policiers et gendarmes (après celle de juin 2016 leur permettant déjà de tirer en cas de « périple meurtrier » d'un tueur ne les menaçant pas directement), indiquant que le Parlement sera saisi dès fin novembre de propositions « pour un examen rapide ».
« Conformément aux instructions du président de la République, les conditions d'évolution de cette légitime défense vont être à nouveau examinées pour protéger au maximum les forces de l'ordre dans un cadre juridique scrupuleusement conforme à notre État de droit », a prudemment indiqué le ministre qui sait le sujet juridiquement explosif.
Le gouvernement veut également aligner le régime des outrages à agents de la force publique sur celui des magistrats, soit un doublement des sanctions, portées à un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende, et généraliser les mesures d’anonymisation « pour protéger les enquêteurs » dans le cadre des procédures judiciaires, mais également lors des interventions avec « l’extension du port de la cagoule ».
Le deuxième volet du plan, qui n'aura pas besoin, lui, de l'aval du Parlement, est matériel. Il vise à mieux armer et équiper certains équipages de voie publique – qui constituaient le gros des cortèges – comme les compagnies départementales d’intervention (CDI) et les équipages de police secours.
Le ministre a promis des casques balistiques, gilets pare-balle « porte-plaque », de nouveaux fusils d'assaut HK G 36, ainsi que des lanceurs de balles de défense « plus récents » que les vieux Flash-Ball. Tout en diminuant la formation continue des policiers : pour « éviter les stages à répétition qui peuvent représenter des pertes de temps », la durée d’habilitation des policiers à ces armes nouvelles sera allongée.
Plus tôt dans la journée, les policiers avaient à nouveau manifesté dans plusieurs villes de France. À Paris, quelques centaines de manifestants ont marché à l'appel du syndicat Unité SGP-FO derrière une banderole « Policiers attaqués, citoyens en danger » en direction de l'hôpital Saint-Louis, tandis que quelque 400 autres se rassemblaient devant l'Assemblée nationale.
Parti d’une réaction émotionnelle de policiers de terrain après l’agression au cocktail Molotov de deux agents le 8 octobre 2016 et sans porte-parole naturel, le mouvement de colère agrège autant de revendications qu’il y a de métiers dans la police.
Quatre thèmes reviennent fréquemment dans la bouche des agents : un régime de légitime défense trop strict pour les policiers, une justice laxiste notamment envers les agresseurs de policiers, une procédure judiciaire écrite chronophage, et le manque de moyens matériels et humains. Décryptage.
Élargissement des conditions de tir
Selon les policiers rencontrés dans la rue (dans et hors syndicats), le cadre légal d’utilisation de leur arme, déjà élargi en juin 2016, reste trop restrictif. En France, les policiers peuvent utiliser leur arme en situation de légitime défense.
« N’est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d’elle-même ou d’autrui, sauf s’il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l’atteinte », prévoit le Code pénal.
L’acte de défense doit être immédiat, nécessaire, proportionné et répondre à une agression injuste (on peut relire le billet de blog de Maître Eolas).
À Viry-Châtillon le 8 octobre 2016, les policiers agressés auraient pu tirer dans le cadre de la légitime défense « sans aucun problème », a estimé Jean-Marc Falcone dans le JDD. « On les attaque, on les empêche de sortir de leur voiture, on menace de les brûler, à mon sens tous les éléments constitutifs de la légitime défense étaient engagés », souligne le patron de la police.
Les gendarmes disposent, eux, d'un texte spécifique beaucoup plus large dans le Code de la défense.
Après sommation, ils peuvent tirer lorsque des personnes « cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations », « lorsque des violences ou des voies de fait sont exercées contre eux », « lorsqu'ils ne peuvent défendre autrement le terrain qu'ils occupent » ou même lorsqu'ils « ne peuvent immobiliser autrement » des véhicules.
Ce régime très permissif a été quelque peu restreint par la jurisprudence, la Cour de cassation exigeant une « absolue nécessité » de tirer.
Depuis la réforme pénale du 3 juin 2016, policiers et gendarmes peuvent également faire feu, sans être eux-mêmes directement menacés, pour mettre fin au périple meurtrier de « l'auteur d'un ou plusieurs homicides volontaires ou tentatives (...) dont il existe des raisons sérieuses et actuelles de penser qu'il est susceptible de réitérer ces crimes dans un temps très voisin de ces actes ».
Il s’agit d’une réponse aux attentats du 13 novembre 2015.
Il est très rare que des policiers soient condamnés pour avoir fait usage de leur arme. Le policier de Noisy-le-Sec qui avait tué d’une balle dans le dos un malfaiteur, Amine Bentounsi, en avril 2012, dans cette ville de Seine-Saint-Denis, a ainsi été acquitté le 15 janvier 2016.
En mai 2012, c'était sa mise en examen pour homicide volontaire qui avait déjà provoqué des manifestations sauvages de policiers en arme sur les Champs-Élysées réclamant la « présomption de légitime défense »…
Pour les manifestants rencontrés, la perspective même de devoir un jour se justifier d’un tir devant leur hiérarchie et la justice leur est insupportable. Ils assurent que par crainte d’ennuis judiciaires, leurs collègues hésitent à se servir de leurs armes et se mettent ainsi en danger.
Malgré l’impression inverse dans les rangs, le nombre de policiers blessés ou tués en mission est quant à lui stable depuis des années.
Le nombre de policiers blessés en mission (c’est-à-dire hors trajets domicile-travail, accidents lors des entraînements sportifs, etc.) a même baissé de 2,8 % en 2015 par rapport à 2014, passant de 5 834 fonctionnaires à 5 674. Il est globalement stable à ce niveau depuis 2012.
Parmi ces 5 836 blessures en service, seules 430 ont été causées par une arme, soit moins de 8 %. « Les 5 244 autres policiers blessés l’ont été via un autre procédé, c’est-à-dire une cause accidentelle comme un coup porté de manière inopinée », souligne l’Observatoire national de la délinquance (ONDRP).
Mais les plus touchés sont évidemment les policiers de base, qu’on retrouve aujourd’hui battant le pavé dans les manifestations sauvages : 98 % des policiers blessés dans l’exercice de leurs fonctions sont issus du corps des gardiens de la paix et gradés.
Le nombre de policiers tués en mission est-il lui aussi stable depuis des années. Le sociologue Laurent Mucchielli relevait en 2010 que « le nombre de policiers morts en service est tendanciellement en baisse depuis le milieu des années 1980. […] Dans l’ensemble, les années 2000 ont été les moins meurtrières des trente dernières années ».
Une justice trop laxiste
À entendre les manifestants, les juges saperaient leur travail en ne sanctionnant pas assez sévèrement les personnes interpellées, notamment lorsqu’elles ont agressé des policiers.
Le nombre de personnes détenues en France n’a pourtant jamais été aussi élevé, avec un nouveau record en juillet de 69 375 personnes incarcérées.
Entre 1995 et 2016, le nombre de détenus a augmenté de 19,3 %, tandis que la population française ne croissait que de 12 %. « La réponse pénale n’a jamais été aussi ferme, a indiqué Jean-Jacques Urvoas, le ministre de la justice, le 25 octobre 2016 devant l'Assemblée nationale. En 2007, la moyenne des incarcérations était de huit mois et demi ; en 2015, de onze mois et demi. »
Comment expliquer l’impression inverse qu’en ont les policiers ? La plupart sont rarement informés des suites données à leurs affaires, une fois transmises au parquet, d’où une part d’incompréhension dans leur colère.
« Quand la personne interpellée passe en comparution immédiate, le policier aura l’info de façon informelle par les collègues qui assurent la sécurité de l’audience, explique Jean-Marc Bailleul, secrétaire général du syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI).
Mais pas en cas de placement sous contrôle judiciaire ou de remise en liberté avec un traitement thérapeutique par exemple. »
L'officier réclame plus d’échanges entre parquets et commissariats et même que les policiers soient « consultés » avant la décision par la justice de placer en détention provisoire ou non un suspect. « Ils peuvent donner des éléments de contexte sur les risques d’un retour dans le quartier qui n’apparaissent pas dans la procédure », justifie Jean-Marc Bailleul.
Le ministre de la justice Jean-Jacques Urvoas a annoncé, dans La Croix, « réfléchir à instaurer au niveau local une forme d’information entre les parquets et les commissariats, pour que les policiers sachent les suites données à leurs interpellations ».
« Ils verront alors que le sentiment d’impunité des délinquants, qu’ils dénoncent, ne correspond pas à une réalité », souligne le garde des Sceaux.
Devant les députés mardi 25 octobre, Jean-Jacques Urvoas a également apporté quelques chiffres : pour les agressions de dépositaires de l'autorité publique (policier, magistrat, préfet, sapeur-pompier, agents assermentés de la SNCF, etc.) les plus graves avec au moins huit jours d’interruption temporaire de travail, des peines de prison ferme sont prononcées « dans 90 % des cas ». Et « dans 60 % des cas, elles dépassent huit mois ».
Ces chiffres « montrent que les sanctions sont beaucoup plus sévères que pour des agressions sur des personnes non dépositaires de l’autorité publique », soulignait Jean-Jacques Urvoas dans La Croix.
Pour les agents de base, l’assassinat d'un couple de policiers à leur domicile à Magnanville dans les Yvelines en juin 2016 a été traumatisant.
Pour les rassurer, François Hollande avait promis l’anonymisation des actes de procédure qui ne seront plus signés de leur nom mais de leur numéro RIO (matricule).
C’est le cas depuis août 2016 pour les procédures de perquisitions et d'assignations à résidence, mais toujours pas pour les procédures judiciaires. « Les policiers ne comprennent pas pourquoi cet acte simple de protection n’a pas eu de suite », dit Jean-Marc Bailleul.
Une procédure pénale papivore
Les policiers appartenant à des services d’investigation (police judiciaire mais surtout petits services dans les commissariats et sûretés départementales) rencontrés pointent la lourdeur de la procédure judiciaire française, qui entraverait leurs enquêtes.
« Nous avons une procédure contradictoire et écrite, c’est-à-dire que chaque acte doit être consigné dans un procès-verbal, explique Jean-Marc Bailleul.
Alors que dans la procédure contradictoire anglo-saxonne, où les droits de la défense sont aussi très présents, tout se fait à l’oral – avec des enregistrements vidéo – et les enquêteurs ne rédigent que quelques procès-verbaux de synthèse à la fin. Nous avons les contraintes du droit anglo-saxon sans aucun avantage. »
« Les officiers de police judiciaire [OPJ – qui n’a rien à voir avec le grade du policier – ndlr] demandent à faire moins de papiers inutiles, dit de son côté Céline Berthon, secrétaire générale du Syndicat des commissaires (SCPN).
Cette lourdeur est devenue insupportable avec la massification du contentieux. Il faut savoir qu’un commissariat normal compte entre 3 000 et 4 000 enquêtes en instance, soit entre 500 et 1 000 dossiers par enquêteur. »
La réforme pénale du 3 juin 2016 a fortement renforcé les moyens d’enquête de la police judiciaire et des procureurs en matière de terrorisme et de criminalité organisée (usage d’Imsi-catcheurs qui sont de fausses antennes captant toutes les conversations téléphoniques à proximité, recours aux coups d’achat dans les trafics d’armes qui permet aux policiers de se faire passer pour des acheteurs, retenue de quatre heures lors d’un contrôle d’identité en cas de soupçons de terrorisme, etc.), mais sans simplifier sur le fond la procédure pénale.
Au contraire, reprochent les policiers, cette loi a amené de nouveaux droits pour le gardé à vue, comme celui de s’entretenir trente minutes par téléphone avec un proche et la présence de son avocat lors des perquisition et tapissage (identification du suspect par un témoin derrière une vitre sans tain).
« La lourdeur de la procédure est là pour protéger les droits des personnes suspectes, pas pour contrecarrer les investigations », nuance Jean-Baptiste Thierry, maître de conférences en droit privé à l’université de Nancy.
Il partage cependant le constat de la nécessité d’une refonte totale de la procédure (maintes fois reportée) qui n’a cessé d’être modifiée ces dernières années « sans vision d’ensemble ».
Manque de moyens
Les policiers dans la rue réclament effectifs et moyens pour pouvoir « faire leur travail correctement ». Depuis 2015, trois plans sont déjà venus renforcer les effectifs et moyens policiers : un premier plan antiterrorisme le 21 janvier 2015 après les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, le 16 septembre 2015, pour « lutter contre les filières d’immigration clandestine », et le pacte de sécurité annoncé par François Hollande le 16 novembre 2015, trois jours après les attentats.
« Il a été décidé de créer, pendant le quinquennat, 9 000 emplois, a rappelé le ministre de l'intérieur Bernard Cazeneuve aux députés LR le 25 octobre 2016. [...] Ce ne sont pas vos vociférations qui parviendront à convaincre des policiers qui savent parfaitement à quel point vous avez abaissé l’autorité de l’État en privant les forces de l’ordre des moyens de leur mission. »
Mais ces effectifs, pas encore tous arrivés, ont plutôt regarni les services spécialisés : renseignement, antiterrorisme, police aux frontières, et forces mobiles.
« La police du quotidien, qui est aujourd’hui dans la rue, ne les a pas vu arriver, dit la commissaire Céline Berthon. Souvent ces recrutements se sont même faits à son détriment, par redéploiement : pendant que les gardiens de la paix nouvellement recrutés sont en école, on pioche dans les services de sécurité publique pour doter les services antiterroristes. »
Sur le plan matériel, les annonces de livraison de nouveaux fusils-mitrailleurs, de nouveaux lanceurs de balles de défense se succèdent depuis les attentats de janvier 2015. Au point que les syndicalistes en viennent à réclamer de nouveaux véhicules plus puissants pour transporter cet arsenal.
« Avec les armes et les gilets pare-balle, certains petits véhicules de patrouille se retrouvent en surcharge », explique Jean-Marc Bailleul.
Et ces renforts humains et matériels ne combleront pas le problème de fond de l’absence durant le quinquennat de tentative pour améliorer la relation police-population dans les quartiers populaires.
Le chantier reste intact.
« Donner des tenues ignifugées et des protections de vitres de voiture, c’est bien, mais ce serait mieux que les policiers ne se fassent pas attaquer, souligne l’officier de police. Il faut prendre le mal à la racine, rénover les quartiers, changer les relations entre commissariats et usagers… »
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